La pulsion de mort ou du « phénomène socialiste », par Igor Chafarévitch
Il est des livres qui enivrent, qui tourmentent, qui stupéfient et puis vous libèrent. Il est des livres que le temps passé, oublié à la bibliothèque, comme un bon vin oublié à la cave, rend encore plus salvateur au temps présent.
Vous devez aujourd’hui débourser 150€ à 200€ pour vous procurer un exemplaire de l’ouvrage que je veux vous faire découvrir : Le phénomène socialiste. Édité en français en 1977, il a été écrit en URSS. Il n’y a pas de réédition à ma connaissance. Son auteur est Igor Chafarévitch, mathématicien de renommée mondiale et ami d’un certain Alexandre Soljénitsyne. Il est devenu rare.
Il y a peu de chance que vous ayez l’occasion un jour de lire ce livre en français, je vais donc extraire quelques lignes que je pense essentielles. Si vous avez l’occasion de le lire, lisez-le. Si 200 euros en sont 20 et que ces extraits vous ont frappé, achetez-le.
Le résumer serait lui faire offense et le dénaturer. Le commenter plutôt que le goûter, serait le gâcher. Je serai donc court, mais, pardon, je ne peux toutefois pas ici respecter la longueur de texte maximum avec les extraits. Même en allant à l’os, et c’est un crève-cœur, car je dois faire l’impasse sur l’essentiel, tant de démonstrations et tant de réflexions pertinentes.
Si je veux vous faire lire au moins ces quelques pages (sur les 335), c’est parce qu’il est bien plus que les écrits d’un témoin direct du socialisme soviétique. Bien plus que l’exploration de l’histoire du socialisme international, millénaire, et son exégèse. Il est, et c’est ce qui est stupéfiant, un témoignage de notre actualité.
Le socialisme s’incarne dans ce qui lui permet de se prolonger pour atteindre son but ultime, tel une âme morbide qui vague de corps en corps, de technologie en technologie, de fait sociétal en fait sociétal, qu’il parasite. Il n’y a pas de nouveau socialisme, il n’y a que de nouveaux possédés.
Le but du socialisme est limpide pour le lecteur de Chafarévitch, mais il est totalement invisible à ses hôtes, et c’est là sa plus grande force.
Que ce but soit visible à nos yeux est notre immunité.
Ian Schröder
Extraits :
Avant-propos
Ce livre m’a été inspiré par la conviction que les cataclysmes sociaux du XX siècle ne représentaient que la phase initiale d’une crise incomparablement plus grande, d’un brusque tournant dans le cours de l’Histoire. Face à l’ampleur du phénomène, une première comparaison m’est venue à l’esprit : la fin de la civilisation antique, ou encore le passage du Moyen Age aux Temps modernes. J’ai cependant découvert par la suite un point de vue qui me paraît à la fois plus audacieux et plus profond. Dans un remarquable ouvrage intitulé Histoire économique de l’Antiquité, Heichelheim pense que le XX* siècle voit s’achever une période qui a débuté, voici trois mille ans, à l’âge du fer, avec l’apparition de tendances fondées sur le libre développement de la personnalité et la création de valeurs spirituelles et culturelles sur lesquelles repose encore la société actuelle : « Tel qu’il s’est développé au cours des dernières décennies, le capitalisme moderne, avec pour corollaire l’économie planifiée et le contrôle de l’État, marque très vraisemblablement la fin, l’achèvement d’un long processus de développement de l’individualisme économique et le début d’une nouvelle organisation du travail, plus proche des modèles de l’Orient ancien apparus voici cinq mille ans que des idéaux nés avec l’âge du fer. »
Le SOCIALISME, est-il besoin de le prouver, constitue l’un des moteurs essentiels de la crise actuelle. Non seulement il contribue à l’approfondissement de cette crise en prônant la destruction du « vieux monde », mais il en indique l’issue. Chercher à comprendre le socialisme, ses origines, son dynamisme, c’est en quelque sorte obéir à notre instinct de conservation : nous craignons de nous retrouver à la croisée des chemins les yeux bandés au moment même où notre choix engage tout l’avenir de l’humanité.
(Page 5)
On a l’impression que le socialisme ignore ce que les mathématiques, quant à elles, considèrent comme étant la condition minimum de l’existence de toute notion mathématique à savoir une DÉFINITION EXEMPTE DE CONTRADICTIONS.
Le socialisme ne serait-il qu’un moyen de propagande, un ensemble de conceptions contradictoires dont chacune aurait ses adeptes ? Toute l’histoire du socialisme contredit ce point de vue. L’énorme influence qu’il exerce sur l’humanité prouve qu’on a affaire, dans le fond, à une vision du monde qui possède sa propre logique intérieure. Il nous faut seulement découvrir cette véritable logique du socialisme, retrouver ce point de vue à partir duquel le phénomène apparaît comme cohérent. C’est ce que nous allons tenter de faire dans cet ouvrage.
(Page 8)
LE SOCIALISME CHILIASTIQUE
En résumé
Tentons de récapituler les traits nouveaux de l’idéologie socialiste que nous avons rencontrés dans le « socialisme utopique » et dans les œuvres du siècle des Lumières.
- Alors qu’au Moyen Age et durant la Réforme, les idées socialistes s’étaient développées dans le cadre de mouvements religieux, du moins quant à leur forme, elles perdent désormais de plus en plus cette apparence et acquièrent peu à peu un caractère nettement hostile à la religion. More et Campanella, entre autres, ont vis-à-vis du christianisme une attitude défiante, voire ironique ou discrètement hostile. Winstanley est nettement opposé à toutes les religions. Deschamps également, pour qui l’idée de Dieu, à laquelle il substitue la conception plutôt énigmatique d’un Dieu-Néant, est une invention des hommes, le résultat et l’instrument de l’oppression. Meslier, enfin, fait de la haine de la religion, et plus particulièrement du christianisme et du Christ, le fondement même de toute sa philosophie. On assiste donc là au fusionnement de l’idéologie socialiste avec l’athéisme.
- Le socialisme de cette époque emprunte aux mystiques du Moyen Age (par exemple Joachim de Flore) la notion d’Histoire conçue comme un processus d’évolution immanente et régulière, mais rejette ce qui constituait le but et la force motrice de cette évolution, à savoir la connaissance de Dieu et la fusion avec Dieu, désormais remplacés par le PROGRÈS et la raison humaine.
- Les doctrines socialistes conservent l’idée chère aux mystiques du Moyen Age des TROIS ÉTAPES du processus historique et de la CHUTE de l’humanité, ainsi que de son retour à l’état originel sous une forme enfin parfaite. Elles se décomposent ainsi :
- a) mythe d’un état naturel originel, d’un « siècle d’or » détruit par le mal, c’est-à-dire la propriété privée ;
- b) mise en accusation du monde contemporain. La société contemporaine n’est que vices, injustices et absurdités ; elle est tout juste bonne à être détruite. C’est seulement sur ses décombres que l’on pourra édifier une société nouvelle qui assurera enfin aux hommes le bonheur qu’ils sont encore capables d’éprouver ;
- c) annonce d’une société nouvelle construite sur des principes socialistes et exempte des défauts dont souffre la société actuelle. C’est l’unique moyen de ramener l’homme à l’état naturel, de le conduire, comme dit Morelly, d’un siècle d’or inconscient à un siècle d’or conscient ;
- d) L’idée de libération, que les hérésies du Moyen Age comprenaient spirituellement comme une délivrance de l’esprit arraché au pouvoir de la matière, se transforme en un appel à la libération lancé contre la morale établie, les institutions sociales en place et surtout la propriété privée. La raison qui était d’abord la force motrice de cette libération cède peu à peu la place au peuple, aux pauvres. Cette conception trouve son achèvement dans la doctrine de la «Conjuration des égaux ». On voit également apparaître certains autres traits concrets dans ce plan d’instauration d’une « société de l’avenir» : la terreur, l’installation des pauvres dans les appartements des riches, la confiscation des biens, l’annulation des dettes, etc.
[…] (Page 149)
ANALYSE DU PHÉNOMÈNE SOCIALISTE
I. Les contours du socialisme
Dans les précédentes parties, nous avons rassemblé un certain nombre de faits dans le but d’illustrer la façon dont le socialisme s’est manifesté au cours de l’Histoire de l’humanité. Ces faits en eux-mêmes ne prétendent nullement constituer une histoire du socialisme. Il s’agit d’éléments épars, choisis çà et là afin de nous donner une vue d’ensemble du phénomène. A partir de là, nous allons maintenant pouvoir aborder l’examen de ce qui constitue l’objet essentiel de cette étude, à savoir le socialisme en tant que notion historique générale.
Tout d’abord, et il convient naturellement de commencer par là, nous allons tenter de donner une DÉFINITION du socialisme, sinon une définition formelle, du moins une explication d’ensemble de ce que nous entendons par ce terme. Il ne s’agit pas, bien sûr, de procéder à une simple généralisation en partant du matériel empirique que nous avons rassemblé dans les deux premières parties de cet ouvrage. Ce matériel est lui-même le résultat d’un choix que nous avons fait en nous basant sur un certain nombre d’éléments dont il a été question au début du livre. Il n’y a là aucun cercle vicieux. Nous nous sommes d’abord occupés des points de ressemblance apparaissant dans toute une série de phénomènes historiques. Il nous faut dire maintenant si ces phénomènes possèdent un degré d’unité suffisant pour être considérés comme les différentes expressions d’une même idée. Le problème de la définition du socialisme rejoint celui de son EXISTENCE en tant que catégorie historique générale. Cette manière de procéder est naturellement celle que l’on utilise lorsqu’on examine n’importe quel autre problème, comme, par exemple, la mise en évidence d’une nouvelle espèce en biologie. Aussi allons-nous commencer par énumérer les principes fondamentaux qui régissent la vie des États socialistes et l’idéologie des doctrines socialistes précédemment décrites dans cette étude.
1. Abolition de la propriété privée.
Marx et Engels soulignent le caractère fondamental de ce principe : « Les communistes peuvent résumer leur théorie dans cette formule unique : abolition de la propriété privée » (Manifeste du parti communiste).
Sous sa forme négative, cette théorie qui appartient sans exception à toutes les doctrines socialistes constitue le trait fondamental de tous les États socialistes. Mais sous sa forme positive, c’est-à-dire en tant qu’affirmation du caractère concret de la propriété dans la société socialiste, il est moins universel et se manifeste sous deux aspects différents l’écrasante majorité des doctrines socialistes proclame une COMMUNAUTÉ DES BIENS pratiquée plus ou moins radicalement, tandis que les États socialistes (et certaines doctrines aussi) se fondent sur la PROPRIÉTÉ D’ÉTAT.
2. Abolition de la famille
Ce principe est proclamé par la majorité des doctrines socialistes. Dans certaines autres, et aussi dans certains États socialistes, il est conçu de façon plus ou moins radicale, mais toujours néanmoins comme un rétrécissement du rôle de la famille, un affaiblissement des liens familiaux et la suppression de certaines fonctions familiales Là encore, la forme négative de ce principe est plus universelle. En tant qu’affirmation positive d’un type défini de relations entre sexes ou entre parents et enfant, il se présente sous des aspects multiples : destruction totale de la famille, communauté des femmes et abolition de tout lien entre parents et enfants qui, dans certains cas, se connaissent même plus, relâchement et affaiblissement des liens familiaux, transformation de la famille en cellule de l’État bureaucratique entièrement soumise à ses directives et à son contrôle.
3. Hostilité envers la religion
Il s’agit là d’un point commun (sauf rares exceptions) à tous les États et à toutes les doctrines socialistes actuelles. L’abolition de la religion n’est légalement proclamée que dans de rares cas, par exemple en Albanie. Mais l’action des autres États socialistes ne laisse subsister aucun doute sur la nature véritable de leurs intentions. Seules les difficultés extérieures font momentanément obstacle à la mise en pratique intégrale d’un principe maintes fois proclamé dans les doctrines socialistes à partir de la fin du XVII siècle. Avant cela, aux XVI et XVII siècles, il s’agit plutôt de froideur, de scepticisme et d’ironie vis-à-vis des problèmes religieux. Sinon subjectivement, du moins objectivement, les doctrines antérieures au XVII siècle ont favorisé la fusion de l’idéologie socialiste avec l’athéisme militant, survenue à la charnière des XVII et XVIII siècles. Les mouvements hérétiques du Moyen Age avaient le caractère de mouvements religieux, mais ceux dont les tendances socialistes étaient les plus accusées se déclaraient résolument hostiles à la religion concrète, celle du milieu environnant. Toute l’histoire des hérésies est remplie d’appels sanglants contre le pape, les moines et les prêtres. Particulièrement frappante est la haine affichée à l’égard des symboles fondamentaux du christianisme : croix, églises, etc. Les bûchers de croix, les profanations de lieux saints sont des phénomènes que l’on observe à travers toute l’histoire du christianisme.
Dans l’Antiquité, enfin, la religion dans le système socialiste de Platon est considérée comme un élément de l’idéologie d’État. Elle revêt un rôle éducateur et formateur conforme aux desseins de l’État ; c’est ainsi que les vieilles croyances et les fables sont soit supprimées, soit repensées. Dans nombre d’États de l’Orient ancien, la religion officielle jouait un rôle analogue. Au centre se trouvait le souverain divinisé, incarnation de l’État tout-puissant.
4. Communauté ou égalité
On retrouve cette exigence dans presque toutes les doctrines socialistes. La forme négative de ce principe se traduit par le besoin de détruire la hiérarchie sociale, d’abolir les privilèges et d’humilier les orgueilleux, les riches et les puissants. Souvent, cette tendance engendre une hostilité vis-à-vis de la culture en tant que facteur d’inégalité spirituelle ou intellectuelle. Le premier exemple nous est fourni par Platon, le tout dernier par l’attitude de courants de la gauche occidentale qui traitent la culture d’individualiste, de répressive, d’étouffante, et de résistance idéologique. qui prêchent à son encontre une guerre
Comme nous le voyons, les doctrines et les États socialistes se sont inspirés, tout au long de leur histoire, d’un très petit nombre de principes précis, toujours les mêmes. Les représentants des différents courants de la pensée socialiste ont d’ailleurs toujours eu conscience de cette unité et de cette interdépendance : Thomas Münzer se réfère à Platon, Jean de Leydes étudie Münzer, Campanella cite en exemple les anabaptistes. Morelly et les encyclopédistes cherchent auprès des Incas une confirmation de leurs propres thèses. Dans cette même Encyclopédie… […]
(Page 223 et +)
IV. Socialisme et individualité
Il ressort de tout ceci que trois composantes au moins de l’idéal socialiste : l’abolition de la propriété privée, l’abolition de la famille, et l’égalité, découlent d’un seul et même principe : L’ÉTOUFFEMENT DE L’INDIVIDUALITÉ. Toute une série de témoignages en font preuve. Mazdak, par exemple, enseigne que le mélange de la lumière avec les ténèbres, ou encore que la haine et le mal sont le produit de l’individualisme et que l’État idéal ne pourra être instauré qu’une fois que les hommes se seront débarrassés de leurs particularismes.
(Page 298)
V. Le but du socialisme
Il ne suffit pas de dire que les fondements mêmes de l’idéologie socialiste reposent sur l’étouffement de l’individualité. Il faut encore comprendre vers quoi cette tendance entraîne l’humanité, comment elle se manifeste.
(Page 307)
Nous avons pu voir à travers un exemple, celui de l’abolition de la famille, à quelles conséquences aboutissait la mise en pratique d’UN SEUL des principes de l’idéal socialiste. D’autres exemples illustrent l’influence que peut exercer sur la société la destruction PARTIELLE de ses structures spirituelles : culture, religion, mythologie. Que dire alors de ce qu’il adviendra lorsque cet idéal se sera PLEINEMENT réalisé partout dans le monde (et, manifestement, ce n’est que de cette façon qu’il sera capable de se réaliser complètement) ? Nul doute que ces mêmes tendances trouveront alors leur PLEIN achèvement dans le DÉPÉRISSEMENT DE L’HUMANITÉ ENTIÈRE.
On peut exprimer cette conclusion de deux façons qui ne se contredisent d’ailleurs nullement l’une l’autre. Considérer en premier lieu cette hypothèse comme une situation extrême, qui peut-être ne se réalisera jamais. De même qu’en mathématique la notion d’infini éclaire les propriétés des suites croissantes de nombres, de même ce cas « extrême » d’évolution historique met au jour la tendance fondamentale du socialisme, à savoir son hostilité envers la personne humaine non seulement en tant que catégorie, mais en tant qu’IDÉAL. Admettre en second lieu que ce « cas extrême » (autrement dit la victoire complète des idéaux socialistes) est effectivement réalisable : rien ne prouve qu’il existe une frontière au-delà de laquelle les principes socialistes ne pourraient plus être appliqués ; cela dépend, semble-t-il, de l’intensité de la crise qui frapperait le monde. Dans ce cas-là, on peut considérer la mort de l’humanité comme le RÉSULTAT auquel aboutirait le développement du socialisme.
De tous les problèmes posés par le socialisme, celui-ci est le plus délicat : comment une doctrine aboutissant à un tel résultat a-t-elle pu non seulement voir le jour, mais également se répandre et conquérir pendant des millénaires des peuples entiers ? La réponse à cette question dépend dans une large mesure de la façon dont on envisage la relation existant entre l’idéologie socialiste et sa finalité. Sont-elles entièrement indépendantes l’une de l’autre, comme le sont par exemple l’amélioration des conditions de vie et la crise de surpopulation qui en résulte ? (Quelles que soient les conséquences catastrophiques de l’explosion démographique, ses causes résultent de motifs tout à fait opposés.) Ou existe-t-il dans les fondements mêmes de l’idéologie socialiste des éléments qui la lient organiquement à ce que nous avons déduit comme étant le résultat pratique d’une rigoureuse application de ses principes, à savoir la mort de l’humanité ? Une série d’arguments nous oblige à pencher en faveur de ce second point de vue. D’abord, ce goût de ruine et de destruction qui imprègne littéralement la majorité des doctrines et des mouvements socialistes et inspire leur action. Exemple typique, celui des taborites qui prêchent le début d’une ère nouvelle où… […]
(Page 312 et +)
Une longue série d’exemples semblables laisse supposer que le dépérissement et, à la limite, la mort de l’humanité ne sont pas la conséquence fortuite, extérieure, de l’incarnation de l’idéal socialiste, mais en constituent au contraire l’élément organique essentiel. Cet élément inspire les propagandistes de l’idéologie socialiste qui le perçoivent d’ailleurs plus ou moins consciemment.
LA MORT DE L’HUMANITÉ N’EST PAS SEULEMENT LE RÉSULTAT CONCEVABLE DU TRIOMPHE DU SOCIALISME, ELLE CONSTITUE LE BUT DU SOCIALISME.
(Page 323)
CONCLUSION
On ne peut comprendre un phénomène aussi paradoxal qu’en ayant fait au préalable les suppositions suivantes : d’une part, les hommes sont attirés par l’idée de la mort de l’humanité, d’autre part, le désir d’autodestruction joue parmi d’autres un rôle certain dans l’Histoire. Ces hypothèses trouvent effectivement confirmation dans plusieurs phénomènes capitaux de la vie spirituelle de l’humanité qui aboutissent eux aussi, indépendamment du socialisme, à la même conclusion. Nous en citerons quelques-uns.
Les phénomènes dont nous voulons parler concernent un courant religieux et philosophique particulièrement vaste et dont les origines remontent à l’antiquité : le pessimisme ou nihilisme. Dans les différentes doctrines de ce type, ou bien la mort de l’humanité et la destruction de l’univers sont considérées comme le but souhaitable du processus mondial, ou bien le Néant représente l’essence du monde et tout ce qui est n’en est que le reflet. V. Soloviev met en évidence, dans un article consacré à ce sujet, ce qu’il appelle le pessimisme inconditionnel dont le bouddhisme, caractérisé comme étant la doctrine des « quatre vérités nobles », est la première et parfaite expression : « 1. L’existence est souffrance. 2. La cause de cette souffrance réside dans un vouloir absurde qui n’a ni fondement, ni but. 3. On ne peut échapper à cette existence tourmentée qu’en anéantissant tout vouloir. 4. Il faut pour cela connaître les liens qui relient entre eux les phénomènes et observer les commandements moraux parfaits donnés par Bouddha dont l’aboutissement est le Nirvana, c’est-à-dire « l’extinction complète de « l’être » »
(Page 325)
Les conclusions auxquelles nous a conduit l’examen du socialisme sont ainsi confirmées par une série d’arguments indépendants. Formulons ces conclusions :
a) L’idée de disparition de l’humanité, et plus précisément de la fin de tout le genre humain, est présente dans le psychisme de l’hommе. L’attrait et le stimulant qu’elle exerce varient en intensité selon les époques et les individus. L’ampleur de son influence nous oblige à supposer que tout homme lui est plus ou moins soumis : il s’agit donc d’une propriété universelle du psychisme humain.
b) Cette idée ne se manifeste pas uniquement au niveau des émotions individuelles, fussent-elles celles d’un grand nombre personnes ; elle est capable (à la différence du délire, par exemple d’unir les hommes, autrement dit elle représente une force sociale. désir d’autodestruction peut être considéré comme un élément psychisme de L’HUMANITÉ TOUT ENTIÈRE.
c) Le socialisme constitue l’un des aspects de cette tendance l’autodestruction, de ce goût du Néant, et plus précisément manifestation dans le domaine de l’organisation de la société. Les dernières paroles du « Testament » de Jean Meslier : « Je finirai donc ceci par le rien » expriment, pour reprendre une expression favorite de Feuerbach, « l’ultime mystère » du socialisme.
Nous en sommes arrivés à cette conclusion après avoir essayé de comprendre ce que signifiait exactement le socialisme, après avoir tenté d’en lever les contradictions les plus apparentes. Si nous jetons maintenant un coup d’œil en arrière, nous acquérons la conviction que ce point de vue explique effectivement bon nombre de particularités qui avaient précédemment retenu notre attention. Comprendre le socialisme comme étant l’une des manifestations de ce désir d’autodestruction que nous portons tous en nous à des degrés divers, c’est comprendre l’hostilité qu’il nourrit envers l’individualité, c’est également comprendre ce désir qu’il a de détruire les forces qui soutiennent et fortifient la personnalité humaine: religion, culture, famille, propriété privée, ce besoin qu’il a de réduire l’homme à l’état de rouage du mécanisme d’État, de prouver qu’il n’existe réellement que comme expression des forces de production ou des intérêts de classe.
(Page 332)
Manifestement, nous sommes avant tout en présence d’un phénomène dont le but ne nous apparaît pas consciemment. C’est en partant de l’analyse méthodique de l’idéologie socialiste et non des œuvres de tel ou tel théoricien que nous en sommes arrivés à la conclusion que le socialisme était essentiellement mû par un désir d’autodestruction. Apparemment, les hommes ont aussi peu conscience du but vers lequel les entraîne le socialisme que le rossignol qui chante ne se soucie de l’avenir de sa race. L’influence d’une idéologie est fonction des émotions qu’elle inspire et des réactions qu’elle provoque. Il suffit pour s’en convaincre de voir l’enthousiasme et la fougue dont font preuve les militants socialistes, la réserve apparemment inépuisable de forces qui les anime au plus fort de la lutte, la bouillonnante activité de pamphlétaires, d’agitateurs, d’organisateurs qui est la leur à travers l’Histoire.
C’est bien parce que le mécanisme fondamental de l’idéologie socialiste plonge dans le domaine du subconscient et fait appel aux émotions, que la raison, la réflexion rationnelle et l’examen logique des faits y jouent un rôle secondaire. Les doctrines socialistes s’accommodent des contradictions avec une facilité qui n’est pas sans rappeler le mode de pensée primitif « prélogique» dont parle Lévy-Bruhl. Les divergences qui apparaissent en cours d’expérience n’entament en rien leur efficacité.
(Page 334)
Revenant au thème qui nous occupe, nous constatons que le désir d’autodestruction propre au socialisme non seulement ne ressemble ni n’équivaut aux autres forces qui agissent dans l’Histoire, mais encore diffère radicalement de celles-ci de par son caractère. Contrairement à l’idéologie nationale ou religieuse qui proclame ouvertement ses buts, « l’instinct de mort », en s’incarnant dans le socialisme et tout en revêtant l’habit de la religion, de la raison d’État, du bon sens, de la justice sociale, du nationalisme et de la science, n’en tient pas moins caché son visage. On dirait que plus le subconscient en dévoile le sens, à condition bien sûr que la conscience n’en sache rien, plus l’influence qu’il exerce grandit.
(Page 338)
Depuis cent ans, et surtout depuis l’avènement du XX siècle, le socialisme a connu un succès prodigieux, essentiellement dans sa forme marxiste. Cela s’explique par le fait que le marxisme a su répondre à deux questions qu’ont toujours eu à résoudre les mouvements socialistes où trouver le « peuple élu » capable de renverser le vieux monde ? et à qui confier l’autorité suprême ? La réponse à la première question a été le PROLÉTARIAT, à la seconde LA SCIENCE. Aujourd’hui, ces deux réponses s’avèrent inopérantes, du moins en Occident. Marcuse se plaint de ce que « le prolétariat est devenu le soutien du système », et Sartre affirme que la classe ouvrière n’est pas « profondément anticapitaliste ». Quant à la science, elle a perdu son prestige, son rôle d’autorité incontestée, elle est devenue l’affaire des masses en cessant d’être un mystère pour initiés, et, ces derniers temps, beaucoup de ses découvertes ont mis en danger de mort l’humanité. C’est pourquoi Marcuse propose de lui substituer l’utopie et de confier à la fantaisie le rôle de la raison. Tant que ces questions essentielles n’auront pas reçu de réponses adaptées aux besoins de notre époque, on ne peut guère s’attendre que ce socialisme connaisse des succès comparables à ceux du marxisme. Il est néanmoins incontestable qu’une réflexion s’opère actuellement dans cette direction. Par exemple, les recherches auxquelles se livre la gauche occidentale avec le « problème des minorités » : étudiants, homosexuels, Noirs d’Amérique, nationalistes bretons et occitans en France, etc. Des réponses seront sans aucun doute trouvées : l’attraction qu’exerce ce socialisme à l’Ouest en est la preuve.
Si l’on suppose maintenant que socialisme signifie acquisition d’une expérience donnée, alors celle qui a été acquise au cours de ces dernières cent années a été énorme. Surtout en Russie, où l’on commence seulement à en mesurer la portée. Aujourd’hui, la question est de savoir si CETTE expérience est suffisante ou non. Suffisante pour le monde et surtout pour l’Occident. Suffisante aussi pour la Russie. Allons-nous être capables d’en comprendre le sens ? Ou l’humanité va-t-elle devoir en endurer de plus grandes encore ?
Même si les idéaux de l’Utopie doivent un jour se réaliser partout ici-bas, même si nous devons connaître le régime de la Cité du soleil, l’humanité SAURA trouver les forces nécessaires pour s’engager dans la voie de la liberté, pour sauver sa ressemblance à l’image divine, son individualité, et elle le saura précisément parce qu’elle aura vu l’abîme s’ouvrir devant elle. Mais CETTE expérience-LA suffira-t-elle à son tour ? Car la liberté de l’homme et de l’humanité est, ne l’oublions pas, ABSOLUE, elle signifie liberté de choix entre la vie et la mort.
(Fin)